Au premier abord cela n’a l’air de rien. Un coin de mer coincé entre deux îles : un chenal quadrillé de fermes aquacoles ; deux débarcadères de ferry, l’un ici, l’autre là ; la plainte lancinante d’un karaoké.
Sur le promontoire rocheux, entre deux sculptures étincelantes, un sioux fait signe à l’horizon.
Et des bancas, des bancas par dizaines.
La banca, c’est la fierté nautique des Philippines. Une étrange libellule, croisement contre nature entre une pirogue et une araignée d’eau. Une coque effilée, trois bras soutenus par des ficelles, deux bambous en guise de flotteurs.
Elles ont aussi un moteur, un moteur de tondeuse à gazon : refroidissement à air, leur chant rappelle celui d’Evinrude, la libellule de Bernard et Bianca.
À Bolinao, les bancas ont la proue et la poupe relevée comme les canoës des Indiens d’Amérique. Elles ont les bras de liaisons inversés également.
Bolinao, le pays où les bateaux sont jaunes.
— Pourquoi les bateaux sont jaunes ? ai-je demandé à Toto.
Au début, il plaisante : C’est la seule couleur disponible au magasin ! Puis m’explique que c’est la couleur locale. À San Fernando, elle sont vertes.
Mouillé entre les îles, entre pêcheurs et débarcadères entre terres et ciel, Caracolito ne dépareille pas. Il n’appareille pas, non plus, il se prélasse.
Le matin, la baie se transforme en place de la concorde fréquentée par une meute de jardiniers et de mobylettes, les bancas passent en vrombissant de part et d’autre. Bancas, Ferry, bancas, tondeuses, mobylettes… Des pêcheurs à la traîne tournent autour de nous. Il y a aussi ces étranges barges allongées et sous-motorisées, surchargées de sacs, de terre ou de passagers ; barges blasées traçant leur sillage de limaces.
À quoi définit-on le paradis ? À une couleur, le jaune ? À un sourire ?
Toto, c’est un sourire. Un sourire édenté.
Un jour, Toto vient à bord pour nettoyer les coques. Il sort son attirail de plongée : combinaison rapiécée, palmes faites-maison, masque du commandant Cousteau, gants en laine… Je lui donne un tuba. Il refuse, il ne peut pas l’utiliser.
Toto ne veut pas lire. Pourtant il sait, mais il ne voit plus très clair.
— Tu n’as pas de lunettes ?
— Cela coûte trop cher et puis je suis habitué.
Un jour, Toto nous invite chez lui. Il vit au-dessus du débarcadère où nous laissons l’annexe. Dans la colline, où s’entassent une vingtaine de bicoques. Rigoles d’eaux usées qui forment les ruelles étroites, murs moisis, Il est difficile de savoir si sa maison est une ruine qui a été rafistolée, où si elle n’a jamais été terminée.
À l’intérieur c’est un havre de paix. Tout le confort moderne, il y a l’eau courante, une télévision et une machine à laver. Deux pièces, briquées, repeintes, propres. Rien ne traîne. Il n’a pas non plus beaucoup de possessions à laisser traîner.
Toto nous présente sa femme. Elle travaille à l’hôtel « Sundowner » qui surplombe le quai. Il insiste pour que nous allions voir le directeur « Mister Bruaux », il est du même pays que vous !
Au mur, au-dessus de la télévision, il y a trois cadres avec les photos de ses enfants.
La télé est allumée, nous discutons.
L’écran, diffuse la castration d’un taureau, avec tous les détails anatomiques. Alice veut savoir ce qu’ils font à la vache… Nous faisons semblant de ne pas entendre.
En partant, nous croisons le plus jeune fils de Toto. Les deux autres sont à Manila. Ils travaillent ou font des études, peut-être les deux à la fois. Il parfois difficile de comprendre Toto, il mélange les temps, le passé, le futur, tout est au présent.
Toto nous présente son plus jeune fils : — She is my son ! (Elle est mon fils).
Cela le fait marrer. Puis nous explique qu’il dit « she » car il est gay.
A nouveau, il rigole. Sur ces cinq enfants, il a deux garçons homosexuels. Il en parle sans honte, gaiement.
Bon, moi qui avais compris qu’il n’avait que trois enfants… je suis perdu. Nous reprenons les comptes. En fait il aurait 3 garçons et deux filles. Mais ils ne seraient pas tous les enfants de sa femme qui elle en aurait trois, pas tous de Toto.
On ne cherche pas plus à comprendre, ils forment leur famille et semblent heureux comme cela.
Toto veut amener sa famille à bord. Son fils en rêve. Faire un selfie sur un « yaté ». Pas de problème, qu’il les amène demain.
Le lendemain, Toto arrive seul. Ils sont trop « shy », ils n’osent pas venir.
Séance photo avec Toto et sa banca.
Toto est taxi-pêcheur.
Sa fortune c’est sa banca, son outil de travail. Maria Jamela. Il la pilote fièrement, debout en tenant la longue perche du gouvernail. Un taxi jaune, nautique, qui emmène des passagers dans les différentes îles qui forment le dédale autour de Bolinao. Un taxi jaune, comme à New-york !
La course est payée 250 pesos, les bons jours, il en fait 4. Cela, plus la pêche, il arrive à gagner jusqu’à 1000 pesos par jour.
Toto nous a pris sous son aile. À chaque fois que nous débarquons, nous le voyons accourir. Passe-t-il ces journées à guetter notre venue, ou ces copains le préviennent-ils ?
Un jour, nous achetons des moules sur la plage.
— Mister Pierre, tu aimes Seafood ? »
On adore. Le lendemain, il nous en offre un seau de huit litres. Un autre jour, c’est une dizaine de crabes. Ce jour-là le déjeuner de Lucile dure deux heures. Consciencieusement, elle récure tous les recoins des carapaces.
Toto a aussi un scooter. Il l’a acheté à crédit. 15 000 pesos, à rembourser sur 4 ans. Il en est très fier. Plusieurs fois il insiste pour m’emmener en ville, Je ne suis pas très fier cramponné sur son porte-bagage.
A Bolinao, les gens nous reconnaissent et nous sourient, des petits signes de têtes amicaux,
« tres marias » chuchotés sur le passage des filles. « So beautiful ! »
Il y a la grosse dame qui supervise le nettoyage des moules et la mise en sac. Le copain simplet de Toto. Il y a aussi le chauffeur de tricycle à lunettes. Peut-être les seules lunettes de la ville. Il a une moustache et des cheveux blancs, une bouille ronde et son tricycle est aussi couvert de chromes qu’une Harley Davidson.
Aux Philippines, les vendeurs de tuning pour « Motocycle » font fortunes. Partout des ateliers, où l’on soude, polit, bricole, installe des diodes multicolores, répare des pneus. Les rues de Bolinao, prennent des allures d’équipée sauvage, les abords du marché : un rassemblement de « Bikers », « Easy rider » au quotidien.
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Et au milieu un tricycle !
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Vente de moules sur la plage
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Les tricycle au quai du ferry sur l’île de Santiago
Nous partons pour Hong Kong. Au matin, Toto est là avec sa Banca pour nous dire au revoir et assister aux préparatifs. Il est ému, nous aussi, il nous a apportés des crabes et des moules, « pour la route ».
Nous appareillons, la Banca de Toto en remorque. Il nous aide à hisser la voile, nous passons devant l’embarcadère, sa minute de gloire : tous ses copains voient à bord. Il embarque sur son esquif, et retourner à terre pendant que nous nous éloignons vers la chine.
A Bolinao, nous entraînerons Le Ouistiti. Marielle et Eric n’aiment pas. Trop de bruit, trop de mouvements, trop d’animations. Ils ont raison. Bolinao est bruyant, animé, inconfortable.
Alors Pourquoi avons-nous aimé ? À cause de la couleur des bateaux ou d’un sourire édenté ?