Mu, entre sud et nord
12 et 13 janvier 2017
Nous partons de Noro, le vent face à nous et nous tirons des bords entre l’île deNouvelle Georgie et l’île de kolombangara. La mer est ici comme un grand fleuve tellement les rives sont proches, passage des thoniers, des bateaux transportant des troncs de bois, des portes-containers, une odeur de cuisson de thon flotte dans l’air, amenée par l’usine de conserverie installée sur la rive. Des globicéphales nous accompagnent un moment ; le ciel est extrêmement nuageux, l’air est moite, il fait très chaud ; c’est lent, très lent de tirer des bords dans ce quasi-fleuve et ce n’est qu’à la nuit tombée que nous en venons à bout : nous nous éloignons des îles et prenons la direction vers le nord ; nous mettrons en fait 24 heures pour nous dégager de l’emprise des Salomon, pas de vent, surface lisse de la mer, toute la nuit au moteur,dans l’énorme lumière d’une pleine lune qui crée un demi-jour. Au petit matin, nous arrivons à la pointe de l’île de Choiseul. C’est un passage délicat parsemé d’îles et d’îlots ; toujours pas de vent, pas un souffle de vent, pas un bruit hormis celui du moteur, atmosphère lourde chargée de pluie, comme si quelque chose était attendu mais quoi ? Comme si quelque chose allait se passer, mais quoi ? Nulle habitation, les îles pleines de mangrove, désertes, le coin doit être infesté de crocodiles. A la surface, surgissent des petits dauphins. Nous apercevons aux jumelles une pirogue avec deux personnes à bord, puis une autre qui rame à toute vitesse dans notre direction,comme si elle voulait couper notre direction, aller à notre rencontre, nous passons vite, un courant de cinq nœuds nous propulse loin des îles, nous sortons de leur sortilège. Encore une heure de moteur, nous dépassons l’île de Choiseul, enfin délivrés des Salomon. Nous apercevons une baleine et son baleineau.
14 janvier
Cinq degrés de latitude Sud, cinq nœuds de vent apparent de face autrement dit pas de vent, mer plate, ridée de toutes parts, de petites rides réparties sur toute sa surface et sa surface est immense, tendue autour de nous comme un toile d ‘araignée, légère houle qui soulève le bateau et le laisse retomber, comme quelqu’un qui respire, là, dessous, des effets de lumière se créent, la mer a ce bleu profond, liquide des grandes profondeurs et autour du bateau ,des traits de lumière blanche rayonnent, il fait une chaleur écrasante, comme si toute la chaleur se concentrait sur le bateau. A 5 degrés de latitude, 1900 mètres de profondeur, on coupe le moteur et on se jette à l’eau, l’eau est presqu’aussi chaude que l’air, chargée de petites particules, sans doute du plancton, et en même temps, absolument limpide; avec le masque sous l’eau, on observe ces rayons blancs qui la traversent et se réunissent loin, très loin en-dessous, les enfants plongent, leur corps entouré de dizaine de bulles, comme un corps qui se forme contre leur corps.
Un long nuage noir marque la présence de l’île d’Ontong Java, à 30 milles de là.
Sur notre gauche, en plein ouest, un coucher de soleil différent dans toute sa longueur, par ses nuances de rose, par la forme des nuages qui le soutiennent; à l’est, un ciel aux couleurs éteintes, en sourdine.
La nuit a alterné avec des périodes de calme, traversées au moteur et des moments où la pluie s’abattait soudainement, générant un vent subit de vingt nœuds, nous profitons de cette aubaine de vent pour éteindre le moteur, mettre les voiles et se laisser emporter par le vent. La lune encore pleine répandait autour de nous une lumière blanchâtre, irréelle.
Quand l’ombre fait taire les îles et le soir les absorbe, le noir les efface, nous passons absorbés par les ombres; il ne reste de nous qu’une éphémère trace que le vent efface et la mer revient à la mer
l’ombre à l’ombre; dans le ciel, une pâle lune, une fine faille dans laquelle pourtant je glisse. La lumière.
15 janvier
Chaleur écrasante, ciel nuageux, alternance de voile et de moteur, l’atmosphère ne change pas et nous nous installons dans cette navigation sans éclat. Nous profitons de ce rythme ralenti pour faire ce qu’il nous plait: jeu de lego, lecture à haute voix d’ Harry Potter par Pierre ou Elanore, jeux sur la tablette, films, lecture, écriture, musique, gymnastique. Autour la mer, lancinante, sereine. Une belle navigation en fait, lente, calme, à la mer plate que l’on préfère à la mer hachée et son rythme rapide. Une baleine aperçue brièvement au loin, on n’est pas seul quand même. Difficile de se le persuader tellement le paysage marin, le ciel immense au-dessus est notre seul univers. Monde dépossédé des hommes, absolument liquide, même le ciel est liquide et coule au-dessus de nous. Pays de mer et de ciel. D’eau, liquide ou vaporeuse, bleue. Pays du bleu, bleu argent de la mer, bleu violine autour du bateau, bleu tendre, bleu délavé du ciel, gris bleu, blanc bleuté des nuages. Un cercle est apparu au centre d’un nuage, aux couleurs d’un arc-en-ciel, vapeur d’eau décomposée par la lumière du soleil et déployant son arc de couleurs, comme la queue d’un paon fabuleux niché dans un nuage blanc. Arc-en-ciel ou plus justement cercle-en-ciel apparaît et disparaît.
Trois degrés de latitude sud, nous nous approchons lentement de l’Equateur, ce consciencieux coupeur de monde en deux, ce créateur de deux hémisphères chimériques. La dernière fois que nous avons atteint l’Equateur c’était en 2006, nous étions au large de l’Equateur, le pays qui porte le nom de la ligne, au près, dans notre petit bateau, très penché, secoué, nous avons bu un toast à la santé de l’Equateur, passage de ligne, passage de temps, car sans le prévoir, nous nous sommes arrêtés en Equateur pour réparer notre réservoir d’eau; et Elanore est apparue dans le giron maternel, elle porte d’ailleurs comme troisième prénom Bahia, pour Bahia de Caraques, comme chacun de nos enfants porte le prénom lié à leur lieu de pré-naissance, Lucile, à Tahiti, Hinatea, Alice, à l’île de Pâques; Anakena.
16 janvier
Une nuit au moteur, un matin au moteur, le vent n’est pas revenu et la mer est de glace tellement elle reflète le ciel, une petite houle s’est installée depuis hier soir, rendant un peu désordonnés les mouvements du bateau mais rien de bien important. Nous apercevons d’énormes troncs qui dérivent du nord, il font bien plus de dix mètres de long, c’est impressionnant, peut -être y a t-il eu une grosse tempête plus au nord, sur une île suffisamment boisée avec des arbres très grands qui pourraient être déracinés, je ne vois pas parmi les îles les plus proches, l’île le plus au nord, la plus grande et la plus boisée, est celle de Ponape, notre destination, à 550 milles d’ici. Le premier tronc que nous avons aperçu, on a d’abord cru à une baleine tellement il était grand, mais il ne bougeait pas et on s’est rapidement aperçu que c’était un tronc qui dérivait. On voit également des déchets en plastique qui dérivent: bouteilles, canettes, détritus… Les courants peuvent charrier des tonnes de déchets et de débris et créer même un continent flottant, un 6ième continent. Etant donné le peu de vent de la zone, les déchets doivent s’accumuler et le courant tourner sur lui-même.
Ce matin, la couleur de l’eau autour du bateau était fascinante: bleu lapis-lazulli, violine, encre, avec de grands rayons blancs qui ondulaient, on aurait dit une étoffe flottant dans le vent, mouvante, et attachée au bateau, avec la texture veloutée du velours, satinée du satin et alors que le fond est abyssal, le fond paraissait si proche.
Dans deux jours, nous devrions nous dégager du pot-au-noir et toucher le vent, toucher le vent, oui comme si on l’avait au bout de ses doigts.
Le pot-au-noir, évidemment cette expression, on la rencontre bien avant de vivre la réalité de ces mots. Elle rappelle les récits des navigateurs, je me souviens du poème « le poteau noir « tiré du recueil« Au coeur du monde» de Blaise Cendrars. Je suis allée le reprendre dans la bibliothèque du bateau, ce livre m’a accompagnée depuis de longues années, j’ai presque fait le tour de la terre avec lui, et maintenant au milieu du Pacifique, à 200 milles de la ligne, en plein pot-au-noir, je lis « le poteau noir ». La vie est parfois parfaite. Pot-au-noir, poteau noir, pot-eau-noire, pote-au-noir, peau-ô-noire..
J’ai un de mes arrières-grands-pères qui a été mousse sur un gros bateau qui l’a emmené jusqu’en Argentine; une partie de ma famille s’est installée en Argentine du côté de Pigüe et y est encore, ils ont dû connaître le pot-au-noir dans leurs traversées transatlantiques. Je me souviens des objets récupérés des navigateurs de jadis que nous a montré, dans son jardin, le sculpteur rencontré aux îles Salomon, il y avait des pipes moulées sculptées avec un trois-mat sur un côté et une ancre sur l’autre côté. Peut-être que mon arrière-grand-père mousse en avait une, lui aussi?
La mer est complètement huileuse, elle dilue toutes les lumières du ciel, partout émergent des bâtons de bois verticaux, et la forêt flottante des grands arbres. On est sur le qui-vive, on voit des grands troncs qui flottent et dérivent de tous côtés, parfois on est pris dans un tourbillon de déchets. Les troncs qui flottent ne sont pas calibrés, ils ont été directement arrachés à la terre, il y a aussi des poissons qui sautent, un thon aperçu. On a mis les deux lignes à l’eau. À l’horizon, on a soudain vu quelque chose qui émergeait, on a cru un moment que c’était une barque tellement c’était gros, l’objet s’est fait dériver, s’est éloigné de nous, sans que nous ayons pu savoir exactement ce que c’était. Je ne sais pas ce qui est le plus dangereux, les crocodiles ou les arbres qui dérivent. Le vent est de cinq noeuds de face, autrement dit aucun vent ne souffle, la chaleur est écrasante.
La mer est un désert aux dunes d’eau, si calme.
La dérive des arbres a cessé: on s’est baigné par 2085 mètres de fond. Vertige du vide.
17 janvier
C’est le second jour que l’on fait du plein est pour atteindre un bon angle de vent quand le vent sera là. On s’est éloigné des deux iles Nukuoro et Kapingamarangi.
Dans l’après-midi, les voiles sont tendues: le vent est revenu.; nous allons à quatre nœuds, un courant à un noeud contre nous. Après les arbres qui dérivent, le courant contre nous!
Le paysage a totalement changé: c’est une mer sombre, écrasée, cassée de petites vaguelettes. En trois points du ciel, il pleut. De fabuleux nuages, d’énormes cumulus chargés de pluie, gris, sont arrêtés au-dessus de traînées noires qui s’étendent jusque dans l’eau. De l’autre côté, un double arc-en-ciel se déploie entre des nuages gris clairs. On dirait que se joue une pièce de théâtre.
La nuit au moteur jusqu’au lendemain.
18 janvier
Moteur le matin, voile l’après midi. 10 nœuds de vent, le bateau va à 3-4 noeuds, un nœud de courant en notre faveur. Mer mate, ciel gris. Le vent est contre nous, nous sommes au près, c’est inconfortable.
Deux mouettes.
19 janvier
La nuit dernière nous avons passé la ligne d’Equateur au moteur. De l’hémisphère sud vers l’hémisphère nord, le GPS a marqué:
S00°00’00 »
puis
N00°00’00 »
vertige des zéros
Poème de la ligne.
Il est 11h, la nuit a pris sa cargaison d’encre, le ciel s’est rempli de croix, de lumières, notre chemin de croix, de lumières. La lune, comme le quartier d’une pomme d’or, nous sourit. Vent de misère, chant de marin, moteur, on tourne, autour du monde. Zéro de latitude, on remet à zéro les compteurs; l’Equateur est notre ligne de faille; passage de la ligne, d’un hémisphère à l’autre, nous allons, passage du temps, dans nos cerveaux, nos hémisphères, passage du temps sur nos vies éphémères, il y a dix ans, nous passions déjà d’un hémisphère à l’autre, à l’envers, ou à l’endroit c’est selon, la terre coupée en deux et pourtant une seule sphère, du Sud au Nord.
Le matin, le vent est là, bien là. C’est un vent de nord-est qui évolue vent d’est dans l’après midi. Quinze nœuds de vent, six nœuds à la voile. Nous faisons maintenant et enfin, route directe vers le nord, vers Ponape. C’est un vent d’alizé. Le temps alterne avec des grains, le ciel est gris, pluvieux, un vrai ciel d’hémisphère Nord. Pleure t-il le sud?
20 janvier
Au près, mais le vent étant de moins de dix nœuds, l’allure n’est pas désagréable. La mer est sombre, dépassionnée, recouverte d’une chape grise.
A cinq cents mètres de nous, lorsque nous nous sommes levés ce matin: un bateau. C’est un bateau de pêche, brinquebalant, défraîchi, rouillé, qui tangue lourdement d’une vague à l’autre. Pourtant, il doit venir de loin, son pavillon est taiwainais. Nous sommes encore dans les eaux internationales et il doit être parti depuis des mois pour la pêche, ses congélateurs doivent regorger de poissons. Le bateau s’approche, il est à cent mètres de nous, l’équipage , cinq marins est sur le pont, ils nous regardent ahuris, tout autant que nous le sommes. Des saluts de la main, ils repartent, cahin-caha.
21 janvier
Depuis trois heures du matin cette nuit, le vent est tombé jusqu’à seize heures cette après-midi, il n’y aura aucun vent. Le Pot-au-noir nous colle à la peau au noir, nous restons accrochés au poteau noir. Nous en profitons 1/ pour faire des crêpes 2/ pour fêter le passage de l’Equateur avec les enfants, par une incantation à Neptune et Eole. A 16h, l’incantation avait réussi, le vent est revenu d’un coup: quinze nœuds est, nous sommes à 200 milles des côtes de Ponape, alors que ce matin, de 9h à 14 h, nous avons parcouru seulement 14 milles.
Quelques heures plus tard, il faut dire ce qu’il est, l’incantation était loufoque car le vent est retombé dans sa platitude de moins de dix nœuds.
Baignade le matin: l’eau avait la couleur bleue du grand océan; lorsque nous sommes passés sous les coques, la houle nous rabattait contre la nacelle, je me souviendrais longtemps avoir roulé dans un couloir de saphirs.
22 janvier
Lune halo nuages, noirs et gris. Huile noire de la mer.
Cette nuit nous avons parcouru quatre milles , nous avons même fait un demi-tour sur nous-mêmes tellement le vent était absent.
Aube rouge, rose, rosée du matin, matinales pensées sans détour, détournement de chemin, cheminement de pensées sans détour, détournement de chemin, cheminement de pensées sans détour, détournement de chemin, bref nous avons tourné en rond.
Pas de vent, crêpes le matin.
Jusqu’à huit heures du matin: le vent qui passe d’un côté de l’autre du bateau, le génois à faire passer d’un côté de l’autre, la bôme qui tape d’un côté de l’autre, de lourds coups de bôme au rythme de la houle, presque tout le poids du bateau qui passe d’un côté de l’autre.
Puis le vent a repris, faiblard, geignard, un petit vent de moins de dix noeuds qui nous fait aller entre deux et trois noeuds, là où les prévisions meteo indiquaient des vents de vingt nœuds, comme si ce lieu était en dehors des prévisions météo, en dehors d’un système rationalisable, d’études et d’analyses, en dehors du monde.
Nous allons vers l’île de Ponape, en Micronésie. Cette île a été considérée comme le lieu de Mu, le continent englouti, la cité cachée, l’Atlantide du Pacifique. Mu, en calligraphie japonaise, le vide, « un vide de parole qui constitue l’écriture. » selon Roland Barthes, Mu située sur l’île de Pâques, comme le suggère Corto Maltese, ou Mu située sur l’île de Ponape, près de Nan Madol, ces hauts pavements érigés où l’on honorait les dieux? Qu’allions nous trouver à Ponape? Le plus fascinant dans les pays que nous traversons, c’est tout ce que nous ne faisons qu’effleurer et que nous ne trouvons pas, les légendes, les secrets, les diables qui hantent ces peuples de l’océan Pacifique et dont la connaissance, la dimension nous échappe. Tout ce vide, ces interstices que nous pressentons sans jamais les atteindre, les toucher, s’y immiscer.
Nous quittons les mers du Sud, nous avons pu dire que nous avons habité les mers du Sud, mais est -ce habiter que de vivre sur un bateau, pourrait-on habiter la mer? Le bateau, la mer ne nous a pas quitté pendant toutes ces années.
Pacifique Sud pour Pacifique Nord, un même Pacifique cisaillé par un Equateur invisible, la ligne des zéros de latitude, la ligne du vide, celle de Mu. Celle aussi de l’enchantement d’une cité rêvée.
Je repense à ces villages traversés depuis le Vanuatu, qu’est-ce qui anime la vie de ces habitants, de quoi est fait une vie? Certains le savent: gold, glory et même god si on y croit.
La recherche de possessions matérielles ne rend pas plus heureux, disons qu’elle occupe nos vies d’occidentaux, qu’elle nous empêche de penser à une autre vie.
Le vent a repris et avec lui, le ciel est devenu tourmenté: d’énormes cumulus comme des champignons atomiques ont poussé dans le ciel, menaçant de pluie notre route. Nous profitons du vent. Lorsque les nuages auront lâché leur cargaison de pluie, le vent cessera. Le ciel redeviendra cet espace gris, cotonneux, dépassionné.
Ça y est, on y est, c’est accompli: le calme.
23 janvier
Ile en vue, ou ce qu’il en reste, croquée par les nuages, on arrive dans le vent, la tourmente, l’agitation: on n’est quand même pas à l’île de Pâques?
Le réservoir d’essence est vide, on n’a plus que 20 litres dans un bidon, une pompe à gasoil d’un des moteurs s’est désamorcée, il fait presque nuit, il est temps d’arriver. On passe devant d’énormes bateaux de pêche et on arrive au fond de la rade. Le voilier Ouistiti est au mouillage.
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