Ecrit sous le spi


3,5 nœuds, avec le spi , en route pour les îles Cook, cette allure de paresseux permet toutes les calligraphies. Lire, écrire, regarder l’horizon, avec ce programme, je remplis tous mes agendas pour les années à venir. Débarrassé de toute trace de terre, l’horizon est devenu convexe et complexe, où que porte le regard, il y a cette limite inaltérable de l’horizon. La mer n’est pas sans fin, elle est une fin sans cesse déplacée jusqu’à ce que l’île apparaisse.

Nous avons quitté Mopelia hier vers 5h de l’après midi, le soleil était droit dans la passe et l’eau était devenue métallique, rien ne transparaissait, ni les rochers sous l’eau, ni les abords de la passe, il fallait presque y être dessus pour les voir, enfin on est passé, on a franchi les deux piquets qui annoncent la passe, ici pas de balise rouge et verte, pas d’amer ni d’alignement pour juger du chemin.

A l’arrivée dans la passe il y a 10 jours, nous avons longé le côté gauche de la passe ; René, un copain de Tahiti nous avait dit de passer à droite mais Pierre confond la droite et la gauche… J’étais à l’avant du bateau, ayant vu les rochers sous l’eau, je me suis retournée pour avertir Pierre, hélas, personne à la barre, je me précipite donc à l’arrière en même temps que Pierre qui ayant consulté la carte à l’intérieur du bateau et y ayant constaté la présence des rochers à faible profondeur, se précipite aussi à la barre, le bateau étant à faible vitesse, nous commençons à mettre la marche arrière et là nous voyions un petit bateau de pêche prendre la passe par la droite et nous faire signe « allez y tout droit », nous remettons le moteur marche avant, et nous passons au ras des rochers grâce à notre petit tirant d’eau, c’est ainsi que nous sommes entrés à Mopelia par la gauche et que nous sortons de la passe par le bon côté cette fois ci, mais toujours la gauche dans ce sens là…

Nous n’avons pas vu disparaître l’île de Mopelia, Nous nous sommes enfoncés dans la nuit avec encore dans le dos la présence de l’île. Voir l’île petit à petit, s’amenuiser, se confondre avec l’horizon, puis n’avoir plus d’existence, la nuit nous a pris cette image.

Voir disparaître une île, la voir s’effondrer, s’enfoncer dans l’eau jusqu’à disparaître est fascinant

Si j’avais une installation à faire, ce serait celle là : filmer l’île qui disparaît, filmer la disparition le tangible de la disparition.

 

Le lendemain.

Devant le bateau au bas du ciel, des gros cumulus, au dessus la bande étirée de nuages comme des trais, des griffures, encore au dessus, des nuages comme de la poudre, écrasés au pillon, au delà le bleu gris du ciel ; comme toujours lorsqu’on ne voit plus de terre, en pleine mer, le ciel est divisé en différents tableaux, chacun sa composition, chacun ses couleurs, et même à l’intérieur de chaque tableau, on trouve des nuances de couleur et de formes de nuages, il y a une telle diversité de ciels que c’est bien des ciels que nous voyions, ce pluriel pris au langage des peintres et non des cieux.

 

Hier Alice et moi, nous nous sommes presque endormies, en regardant les étoiles, serrées l’une contre l’autre, contre le filet, balancées par le bateau ; et ce matin, c’est le spi largement déployé qui nous accueille sous son aile, « Enjoy » exhorte t-il ! Sur un fond de rose délavé, il y est écrit « enjoy «  avec une petite fleur sur le point du J, dessus une sirène à moitié sortie de l’eau souffle, elle souffle le vent, elle souffle les mots, « enjoy » »enjoy » nous dit elle, « profite » « profite ». Les premiers propriétaires du bateau avaient peint des bandes roses sur le bateau, écrit « enjoy » en rose sur la coque et fait faire un spi rose. Ils y croyaient donc à leur rose, à leur « enjoy ». La voile est un peu défraîchie maintenant, le rose un peu délavé, mais la voile est là, bien gonflée par le petit vent, profitant du moindre air pour faire souffler la sirène. Nous pêchons un thon de 15kg et l’enjoy est toujours là. Après, l’enjoy a été plus difficile, 40-45 nœuds de vent qui s’abattent d’un coup – la sirène avait t »elle trop soufflé ?_ après l’allure de paresseux, l’allure de la fuite, nous prenons en effet la fuite, sous la menace des éclairs, allant dans le sens du vent, à sec de toile, après que Pierre se soit débattu avec les écoutes de génois pour enrouler la voile. Nous allons à 6 nœuds !Heureusement, la mer n’est pas trop agitée et nous attendons à l’abri dans le bateau, que le temps se calme, ce qui enfin arrive à 4h30 du matin, le mauvais temps passé, nous reprenons une navigation presque tranquille, vent de travers de 20 noeuds avec encore une nuit en mer. L’île d’Aitutaki apparaît au matin, poussant de son dos la ligne d’horizon, comme un éléphant sous un chapeau et nous voilà aussi émerveillés que le Petit Prince de retrouver sa planète.