C’est une des choses les plus folles que l’on ait faite en bateau : aller à Hong-Kong, entrer dans la baie de Hong-Kong, si insignifiant petit bateau, et pourtant à ce moment les rois de la ville, comme si la ville était notre royaume, notre fortune, notre amour, immeubles gris qui se dressent, nappe grise de brouillard, lumières, néons, oh artifices, magnifiques artifices ! Nous sommes à vos pieds, et les immeubles s’inclinent, se courbent jusqu’à nous dans les reflets d’argent de l’eau, pour nous dire merci, merci pour le parcours accompli, pour avoir traverser le mauvais temps, venir nous voir et célébrer comme jadis, venant de la mer, à l’entrée de la rivière de perles, la beauté de Hong Kong. D’abord les collines sèches, aucune trace d’immeubles, on aperçoit des gens qui campent, les collines à perte de vue, et d’un coup les immeubles. Le ciment, l’acier, le fer, l’extraordinaire modernité : avec notre petit bateau, on aura atteint cela, le sauvage et le sophistiqué, le naturel et l’artificiel, autant de beauté. On aperçoit deux tours imposantes de chaque côté de la mer, entre l’île de Hong-Kong et sa partie continentale, comme si elles étaient les portes d’un royaume, les tours de garde de la forteresse. Et nous sommes là, émus, heureux.
Aucune coupe, aucun trophée gagné, aucune récompense, rien qu’une plus grande fierté.
La mer est dégagée, nous sommes le seul voilier à naviguer ainsi entre les immeubles, nous croisons des sampans, ces petits bateaux traditionnels en bois, et de magnifiques jonques chinoises, toute voiles dehors avec un dragon dessiné dessus ; les gros navires de commerce ne naviguent pas de ce côté de l’île et nous sommes bien les seuls venant de la haute mer. Aucun appel radio des autorités, apparaît-on seulement sur les radars d’une tour de contrôle abritée dans un de ces immeubles ? Existe-t-elle seulement cette tour de contrôle ? Nous entrons dans la baie de Hong Kong, incognito, anonymes, ignorés. Le Mordor, ce sont les tours du Mordor m’a dit un Français qui vit à Hong Kong, en parlant de ces deux plus grands immeubles dressés de chaque côté de la mer. Peut-être, ou peut-être pas, à ce moment- là, elles apparaissent si bienveillantes, réfléchissant le ciel et la mer, avec cette couleur bleu métallique, elle nous souhaite une bonne année chinoise.
Nous sommes amarrés à Victoria Harbour, les immeubles immenses sont à nos pieds, nos pieds sur le bateau, nous sommes au cœur de la ville, au cœur du monde, dans son cœur le plus vibrant, le plus moderne, et sur notre bateau, notre si simple, si antique bateau. Les immeubles ont des reflets changeants selon l’heure de la journée, gris, vert, bleu, rose, rouges et toutes les enseignes lumineuses dessinent des fleurs, des arabesques, des lignes de néon, pures, verticales, il y a des lettres en idéogramme, comme des dessins, il y a aussi des silhouettes de lumière sur les façades, qui marchent, dansent, les immeubles sont des supports de lumière, de beauté, les immeubles ont les pieds dans l’eau et la tête dans les nuages un peu comme nous, ils rutilent au soleil, jettent mille éclats ou se fondent dans le brouillard, sous la pluie, disparaissent presque totalement, laissant le bras de mer entre l’île de HK et le continent le seul espace présent,
Là, vraiment, au cœur du monde, grâce au vent, à la mer, au bateau.
Les mots ne sont plus des lettres, mais des signes, on écrit de haut en bas, on a perdu notre langage, on a oublié notre grec et notre latin, tous les mots écrits et oraux nous échappent, nous sommes complètement étrangers.
Hong-Kong comprend trois parties l’île de Hong-Kong, Kowloon la partie continentale qui fait face à l’île et de part et d’autre de Kowloon, les Nouveaux territoires, ces régions prises en bail par les Britaniques en 1898. Vu de la mer, un grand archipel avec des dizaines d’îles dénudées, désertes, couvertes d’herbes sèches, à l’horizon des collines à n’en plus finir qui s’étagent au loin ; quand on s’aventure dans le delta, les immeubles surgissent.
Ce qui rend la ville encore plus fascinante c’est son histoire, les guerres de l’opium, l’occupation anglaise, la rétrocession à la Chine, une ville de trafiquants, de pirates, de bandits, construites sur la drogue, le commerce illégal, une ville de bateaux, les sampans, les jonques, les bateaux-dragons, le star-ferry qui va d’une rive à l’autre, une ville d’aventuriers des mers. Hong-Kong, « le port aux parfums, situé à l’embouchure du delta de la rivière des perles ». Parfums, perles, port, delta, des mots pour rêver ; opium, drogues, jeux d’argent, des mots interlopes, des parfums d’interdit, de décadence, le vertige de la chute.
Hong Kong se trouve à l’embouchure du delta. Au fond de l’estuaire, est situé la ville de Canton, au-delà la vaste Chine, l’Asie. Pour parvenir à Hong Kong, on fait un voyage géographique et historique : la Chine impériale, les invasions barbares, mongoles, mandchous, tartares, le système colonial anglais, le système communiste et capitaliste, on survole les fleuves immenses, les montagnes, les déserts, on s’empreigne des religions, bouddhistes, taoïstes, confucianisme, de l’absence de religion. Toutes ces strates du passé sont visibles à Hong Kong. Ville mondiale et ville du temps. « Comme j’ai aimé la Chine » a dit Paul Claudel qui y a longtemps séjourné, et je dirais « comme j’ai aimé Hong-Kong ».
Même le café est différent, on y boit du thé café au lait, c’est le café « Hong-Kong style ».
Marina Hebe Haven ville de Saikung, nouveaux territoires. C’est en face de la marina que nous jetons l’ancre, dans une petite baie sauvage, surveillée par un héron perché sur son rocher. Petites criques, montagnes sèches qui nous entourent, après le Royal Hong Kong Yacht club, au cœur de la ville, le contraste est total, mais ainsi est Hong Kong, une forêt d’immeubles entourée de vraies forêts, la ville dont les habitants ont la plus longue espérance de vie au monde. Ici nous recevons un accueil exceptionnel de la communauté de navigateurs qui vivent sur leurs voiliers à la marina, ils viennent d’Europe, du Canada, des États-Unis pour travailler à Hong Kong et passer du bon temps sur leur bateau. La chaleur, l’accueil, Denis, l’adorable Français qui joue la petite souris pour Elanore, Brian l’ami américain si bon vivant, Sean le photographe sud-africain et tous les copains rencontrés à la marina, barbecue, buffets, dîners, apéros, sortie en dériveurs, ou sur le voilier de Brian dans un village de pêcheurs, tout est prétexte à boire, à manger, à s’amuser, on est bien entouré et on n’est pas prêt de les oublier.
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Sur le bateau de….
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Brian,
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Elanore et Lucile ont découvert les chaussures de Sandy…
Chaque jour, nous prenons un mini-bus pour traverser les nouveaux territoires de l’Est puis le métro pour nous emmener au cœur de la ville. Il est très simple de circuler en transport en commun mais en voilier, c’est plus compliqué, car il faut un permis de navigation Hong-Konguais pour pouvoir se déplacer dans les eaux territoriales : après avoir démêlé un imbroglio administratif et soutenu la face hilare du responsable du bureau des affaires maritimes, de plus en plus hilare à mesure que sa gêne grandissait devant notre situation, nous avons dû, pour pouvoir aller du Royal Hong Kong Club à la marina Hebe Haven faire une sortie de territoire avec comme destination la mystérieuse « Open Sea » puis de nouveau faire notre entrée officielle à Hong Kong. Nous avons navigué à la nuit tombée, dans le froid tombé lui aussi, le brouillard tombé aussi, en ayant mis sept couches de vêtements, en buvant thé chaud, infusion, et même eau chaude pour essayer un peu de se réchauffer. Alors prendre le minibus chaque jour puis le métro apparaît très facile.
Nous traversons Central, quartier des boutiques de luxe, puis quartier de la finance en veste de quart, ce n’est pas seulement derrière les vitres que le quartier montre son caractère, finance, luxe mais encore dans la rue, il y a des marées d’hommes et de femmes en costume de travail, des marées d’hommes et de femmes qui portent des vêtements de marque, et nous, emmitouflés dans notre veste de quart éliminée, usée par la mer et les années, un peu comme nous, traversant ce quartier à la recherche des bureaux de l’immigration, se trompant d’immeuble, prenant des ponts, des arches, des routes, traversant des centres commerciaux, montant des escaliers, des escalators prenant des ascenseurs, nous sommes à Hong-Kong, complètement étrangers, perdus et ravis d’être ici, africains de la brousse arrivant en France, ébahis devant le rayonnage des fromages d’un hypermarché, pour nous, ce sera la découverte de la variété des pâtes chinoises.
HK, 7 millions d’habitants, beaucoup de piétons, pas beaucoup de voitures : entre les îles, sous la mer passe le métro, sur la mer, passent les bateaux, au-dessus de la mer, se trouvent les routes, une 2X3 voies qui ceinture l’île ; aucun embouteillage, le flux des voitures est un liquide qui s’écoule merveilleusement bien, flux fluide, mécanique bien huilée de la circulation automobile, tout comme les gens qui marchent dans la rue, qui prennent le métro, ou le bus, le flux des piétons est un liquide qui s’écoule merveilleusement bien, flux fluide, mécanique bien huilée de la circulation humaine, les gens se déplacent en rangs, il y a la file de droite pour aller dans un sens et, la file de gauche, en sens inverse, gare à celui qui prend un contre-sens, la plupart des gens ont leurs yeux rivés sur leur écran de téléphone, et ne font pas attention aux autres piétons, car malgré notre différence physique flagrante, c’est en anonymes que nous parcourons la ville, les gens ne se regardent pas, personne ne nous regarde, cela donne une grande liberté, comme si nous étions transparents : un vieux fantasme. Par pure discrétion, je pense, être nombreux dans un espace restreint incite à rester sur son quant à soi. Nous, nous regardons partout, nous observons l’étrange pays.
Personne ne s’arrête dans la rue, le mouvement des piétons est continu, les gens semblent avoir tous un but, une destination. Flâner, manger dans la rue, prendre l’air, je ne le vois pas, tous semblent occupés, affairés, on navigue décidément à contre-courant. Pas de touristes, que des gens qui se déplacent d’un point à l’autre, pas de gens arrêtés dans la rue, de gens qui musardent ou qui se promènent, que des gens qui marchent, qui rejoignent quelque part, pas d’embouteillages, la majorité des gens utilisent les transports en commun, bus, métro, tramways, bateaux, la ville est très resserrée et s’étend vers le haut, toutes les fenêtres des immeubles d’habitation sont bouchées comme si, une fois chez soi, on tourne le dos à la ville, comme si l’intimité se crée contre le béton, le verre, le goudron, les sentiments, la chair contre tout cela, dans ces immeubles, la plupart des gens s’entassent dans les logements, tout y est collectif faute de pouvoir s’acheter (ou y louer) une place pour soi, l’intimité est un luxe hors de portée pour la plupart, vivre avec sa famille une utopie, d’ailleurs, dans la rue, dans le métro, pas ou peu d’enfants.
Les immeubles forment un rempart, une protection, on marche à leurs côtés, si petits, leur gris métallique, et nous la foule, assorti, gris, noir vêtu, chacun complètement fondu dans l’ensemble, aucune couleur, gris le ciel, gris le brouillard qui transperce, grise la mer, les couleurs qui jaillissent parfois des remparts sont celles des néons accrochés aux parois, dessins des lettres chinoises, écrans de publicités, mais quels sont donc ces visages codés des publicités qui parlent de nous ?
Au pied de presque toutes les portes, des petits autels avec les figures vénérées des dieux où brûlent de l’encens, où sont offertes des mandarines, des oranges, ce serait donc là que se trouvent les visages de la ville, les âmes, les esprits.
En cette période de nouvel an chinois, poussent des arbres de papiers où sont accrochées plein de petites enveloppes rouges pour apporter la chance, Hong-Kong est une ville où le rationnel côtoie constamment l’irrationnel ; dans la danse du lion, on touche le corps de l’animal, on rattrape une salade qu’il nous lance, pour avoir de la chance. Après avoir spéculé en bourse, on va brûler un bâton d’encens dans un temple . Deux systèmes, un pays : rétrocédé en 1997 à la Chine, le territoire de Hong-Kong est chinois, sans aucun doute, visages chinois, nourriture chinoise, art chinois, avec un sens des affaires mondialisé.
Des boutiques de médecine chinoise avec des racines, des plantes séchées, des poudres.
Des boutiques de poisons séchés.
Des marchés de poissons vivants, langoustes, varos, seiches, murènes, crevettes et poissons de toutes sortes, évoluant dans des aquariums, ou des caisses de plastique remplies d’eau, tout est vivant et à vendre pour être mangé.
Des restaurants, où l’on vous sert vite fait, un bol de soupe aux nouilles, énorme, délicieux et fumant. Pas de sandwich ou de nourriture sur le pouce, rien que cette bonne soupe rassurante et roborative.
Hong-Kong la ville de la mer, la ville-île entourée de mer, la présence de la mer partout, la vue sur la mer, les temples dédiés à la mer, ceux dédiés à Tin Hau, la déesse de la mer et ceux dédiés au dieu de la mer Pak Tai, l’île du peuple des pêcheurs Tankas, la ville où les pêcheurs faisaient jadis sécher leurs filets sur les places maintenant au centre de Kowloon, la ville et ses marchands transportant thé, porcelaine, soie à travers les mers, ses poissons vivants que l’on retrouve sur les trottoirs dans les marchés. Tout rappelle la mer dans cette ville, il faudrait toujours arriver par bateau ici, ne jamais rompre le lien amniotique.
La route de la soie était un réseau de routes commerciales entre l’Asie et l’Europe. En plus des routes terrestres, des routes maritimes d’échanges commerciaux se développèrent, ce qu’on a appelé plus tard, la route maritime de la soie ; une de ces routes passait par la Chine, le détroit de Malacca, traversant le golfe du Bengale avec des ports en Inde et au Sri Lanka, le golfe persique, la Mer rouge et la Méditerranée.
Les soieries, les porcelaines, les thés, tout comme le laiton et le fer étaient acheminés de Chine vers les pays étrangers, tandis qu’entraient les épices, les fleurs et les plantes, entre autres marchandises.
À l’époque de l’Antiquité, Quanzhou, dans la province du Fujian et Alexandrie en Egypte étaient considérés comme les plus vastes ports du monde. Au XVe siècle, la route de la soie est progressivement abandonnée, parmi plusieurs raisons, parce que les soies chinoises intéressent moins les Européens :la fabrication de la soie se développe en Europe même.
Les siècles ont passé, nous ne sommes pas marchands, nous n’avons rien à vendre, rien à acheter, pourtant nous arrivons à Hong Kong par la mer, comme les marchands du temps jadis, nos seules motivations sont les humains, comment vivent les êtres humains ? pourquoi ? Quelle est leur vie quotidienne ? À quoi rêvent-ils ? Nous sommes témoins, observateurs, passants, et avant tout des marins, rencontrant les peuples de la mer souvent oubliés de la marche du monde, souvent isolés, et parfois comme ici à Hong-Kong, en pleine marche du monde, à la croisée des routes d’échanges commerciaux depuis des siècles. Notre propos est modeste et immense, plein de questions, de curiosité, de temps libres et de temps morts, de temps suspendus et de temps qui s’accélèrent. À Hong-Kong, cette histoire maritime apparaît, le musée de la mer domine le port, plein de riches enseignements. De ces baies vitrées immenses, le regard embrasse la mer. Et c’est aussi tout un pan de mon histoire qui apparaît, mes arrières-grands-parents étaient producteurs de soie dans la région du Gard. Mon arriere-grand-mère Herminie dormait la nuit avec des sacs en toile qui contenaient les œufs, la température corporelle favorisait la couvaison et permettait aux petites chenilles d’éclore, la chenille après plusieurs mues sécrétait un long fil de soie entortillé en un parfait cocon. La soie exerce encore sur moi la même fascination que la mer.
La route de la soie : au théâtre c’est la soie qui représente le mieux la mer, ce tissu fluide, crissant, lumineux, cette douceur ; parfois quand on se baigne, on a l’impression de toucher de la soie.
Il suffit de voir un opéra chinois pour savoir qu’on est ici ailleurs, tous les instruments de musique sont différents et je ne saurais même pas les nommer, des sortes de guitare, violon, mandoline, cymbale, et les voix, nasillardes, aiguës, lancinantes, et les costumes, de la soie tellement souple, fluide, absolument somptueuse, sur laquelle on a brodé des vagues, des dragons, des fleurs ; du rouge, du bleu, du noir, du blanc, du jaune, qui se répondent, se choquent et s’harmonisent ; le maquillage des chanteurs est outré, les yeux noirs, charbonneux, les sourcils arqués, les joues rouges écarlates, les coiffes sont exagérées, de longues plumes de paon de près d’un mètre surgissent des chevelures, le dos des chanteurs est piqué de drapeaux flamboyants comme des armoiries, les personnages féminins portent des couronnes d’or chargées de pampilles et autres bijoux, on regarde la scène, on écoute ce langage dont on ne comprend rien, on voit les couleurs, le chatoiement des étoffes, on se croit dans un rêve, la salle est remplie de vieux et de vieilles chinoises, on a l’impression que les artistes vous transpercent des yeux, que vous êtes l’unique témoin de l’occident à voir cela, à s’intéresser à eux, à ces décors, ces couleurs, ces voix. La nuit qui a suivi ce spectacle, j’ai encore rêvé de cet opéra, mais ce rêve-là était tellement plus réel que cette impression de rêve que me donnait le spectacle, je suis arrivée à l’opéra en retard, ma montre s’était arrêtée et marquait une fausse heure, le spectacle était déjà commencé, il n’y a eu aucune transition entre le dehors, la rue, la circulation, la foule des passants, et l’intérieur, la scène éclairée, les couleurs chatoyantes, directement, j’ai été plongée dans cette atmosphère.
Mongkok c’est un des endroits les plus peuplés au monde, où la densité de population est la plus forte, les immeubles s’élèvent jusqu’au ciel avec les appartements, les petites lucarnes des fenêtres s’avoisinant ; parfois aux intersections de rues, aux sorties de métro, il y a tellement de monde en marche, cela donne le vertige, on a comme des frissons, d’assister à quelque chose de fabuleux, un instant très éphémère d’être au cœur du monde, il y a comme un équilibre précaire entre tous ces gens, on pense que tout ceci ne va pas durer, que quelque chose va craquer, va se rompre, quelqu’un va trébucher ou les colonnes de gens vont se heurter, mais non le flux des gens s’écoule parfaitement, le fluide se répand et continue sa course, avec son sens de circulation bien déterminé que l’on marche dans le métro ou dans la rue, on roule à gauche comme les voitures, sur le modèle anglais, je crois ne pas avoir été la seule subjuguée car j’ai vu une femme prendre une photo d’une de ces foules aux heures de pointe dans le métro, mais comment photographier ces centaines de gens ? Sans doute faudrait-il photographier avec un objectif grand angle ? Si on prend la rue à contre-sens, le rythme est perturbé, le fluide s’interrompt, un instant les yeux se lèvent des portables, il faut reprendre le bon chemin, le droit chemin.
Les enseignes de luxe sont le plus souvent françaises, on se rend compte du raffinement de la société française, de notre sophistication, à quel point nous en sommes arrivés, pour créer ce luxe, j’ai vu à Hong-Kong des foules entières habillées en vêtements de marque, magnifiques, tous les plus originaux qu’ils soient, les plus détaillés, et en redondance les écrans des immeubles qui diffusent des défilés de mode. Les mots français s’affichent sur les enseignes, les noms des couturiers, les marques de gastronomie, le pain, les pâtisseries, les restaurants, les enceintes qui diffusent de la musique, on parle français, on parle luxe, raffinement, sophistication, bon goût et bonne chair, on ne rend même pas compte de cela en France, comme tout ce qui est français est ici un fantasme de bien-vivre.
Il y avait dans une rue, sur la façade d’un immeuble, un grand écran qui diffusait un film tourné sur un marché français, regarder ce marché français à l’écran, savoir que c’est là l’exotisme, c’est là l’ailleurs, l’insolite, les jambons, les fromages les saucissons, tous ces visages de Français à l’écran, placardés sur l’immeuble, au pied de la foule asiatique.
Dans le jardin d’Hong-Kong Park, la nature est tropicale, exagérée, au milieu des immeubles de glace et de verre, comme si ces immeubles sortaient de cette nature, étamines dressés de longues fleurs improbables, qui vous entourent, vous cernent, bouchent votre horizon, comme les plus sauvages des plantes, celles d’une forêt amazonienne.
Soudain, le brouillard, tout a disparu, Hong Kong, les immeubles, les bateaux, la marina, même notre bateau, depuis l’annexe, on le cherche, on se trompe, on entend des cornes de brume sonner, on ne le voit plus. La ville, les immeubles, l’argent, nous, tout ça c’était du vent, tout a disparu.
Il fallait que j’achète ici à Hong Kong une combinaison néoprène de snorkling pour penser aux heures futures à passer dans des eaux chaudes, plein de poissons fabuleux. Plus tard.
Moins de 10 degrés de température extérieure, plus de 80 % d’humidité, on a ressorti les couvertures, manches longues et pantalons, on dort avec des bonnets, parfois en ciré, on mange des soupes brûlantes serrés dans le carré du bateau plein de buée, on superpose les habits d’été, on est habillé comme des clochards.
Elanore a onze ans à Hong Kong. Et que veut-elle faire pour son anniversaire ? De la voile ! On fait un tour de dériveur, dans le brouillard, tous sur le même bateau.
Au loin passent les bateaux-dragons dont les équipages s’entraînent pour les courses qui ont lieu en mai, la proue est ornée d’une figure de dragon sculpté, le rythme des rameurs est donné par un grand gong qu’un membre d’équipage frappe. Le son du gong se répercute, s’entend au loin, c’est ce son qui perdure, même si le bateau est devenu très petit, très loin ; A Tahiti, un rameur de va’a poussait un petit cri pour rythmer et guider les autres rameurs, et ce cri qu’on entendait, bien après que le va’a se soit éloigné, même dans la nuit.
Au mouillage, en face de la marina Hebe Haven, le héron nous surveille, tout notre séjour passé là, est un tête-à-tête avec cet oiseau, seul sur son rocher, il tend le cou, nous regarde, peut-être un double de nous, dans une autre vie, d’une grande sagesse, pratiquant la méditation et l’observation, vivant entre mer et ciel, une sorte de marin finalement.
Nouvel an chinois à Hong Kong, le lion vient sur le quai nous apporter sa bénédiction, il dodeline puis exécute une voltige sur le pont de notre bateau, je rattrape la salade qu’il me lance, on caresse sa tête, on lui glisse des enveloppes rouges dans la gueule, les musiciens jouent, cymbales, tambours, on est tous terriblement émus : on est à Hong Kong, et un lion chinois danse sur notre bateau pour nous souhaiter « bonne chance ». On se souvient des lions chinois de Tahiti, moins habiles, moins flamboyants, mais aussi envoûtants : c’était nos premiers lions.
Depuis, dans les rues de Hong-Kong, on en a croisé à plusieurs reprises, des lions chatoyants, voltigeurs, éclatants, plein de brillants, de strass, de fourrures, qui viennent devant chaque commerce, chaque immeuble, exécuter leur danse, apporter la chance. Sur des échasses, sur des trottoirs, la magie s’opère, la danse, la transe, les acrobaties, le rythme de la musique, les confettis qui clôturent la chorégraphie dans un grand bruit de cymbales, on y croit, à notre chance.
Hong-Kong la ville s’imprègne aussi dans mes rêves, chaque nuit, je rêve que je marche entre des immeubles, les mêmes rues que je parcours le jour, les mêmes nuages qui enveloppent parfois la ville, comme si elle nous disait « je baisse le rideau, laissez-moi tranquille, loin de vos regards, laissez-moi vivre ». Et ces millions de gens qui vivent dans les cages des appartements aux fenêtres bouchées – les « maisons-cages » – quand la rue déploie son luxe et ses avenues sans papier gras qui traîne, sans personne qui traînent, la ville du plein-emploi, tout le monde travaille, s’active, un jour, pour passer d’une rue à l’autre, nous allons dans un tunnel souterrain, des gens habitent dans des petites maisons de carton, à côté de ces maisons, un tas de pièces détachées, ils réparent des vélos, il faut peut-être aller dans les tunnels, sous les routes, pour apercevoir les autres visages de la ville.
Encore la mer. La mer est tellement prégnante.
Chaque vue d’un building dégage sur la mer ; entre l’île de Hong Kong et le continent, la mer ; de chaque côté de la mer, les immeubles, hauts, dressés, semblables, la ville contemple la ville, Hong-Kong regarde Hong-Kong et n’en finit pas de se regarder, de se rassurer sur sa splendeur, sa puissance. Elle se regarde même dans son reflet sur la mer. Au pied de chaque immeuble, comme au centre de toute cette puissance, la petite niche qui sert d’autel, le surnaturel, l’irrationnel dans ce bloc de rationalité qu’est la ville. De l’encens qui brûle, des oranges, disposées, des mandarines, des biscuits, les dieux ont faim, autant que les hommes.
Consulter l’avenir en lançant des baguettes de bambou sur le sol, brûler des papiers où sont inscrites des prières, faire sonner le gong, brûler de l’encens au bois de santal, Taoïste, confucianiste, bouddhiste, toutes ces voies pour chercher des réponses à notre présence au monde.
Dans la ville de Fanling, on pourrait dire qu’on est dans la banlieue de Hong-Kong, ces zones grises que l’on trouve aussi en France, avec leurs immeubles, leurs lotissements, leurs centres commerciaux. Nous prenons le métro qui est ici aérien, c’est un train. Le train longe un bras de mer, comme un canal. Dans les vitres, défilent les immeubles, pas les immeubles de Hong-Kong, ceux des grands architectes, Norman Foster, Pei, Cesar Pelli, mais ceux de la banalité, des barres uniformes, vétuste, le train avance, les immeubles défilent, on a l’impression que le train n’avance plus, qu’on s ‘enfonce dans une réalité toujours la même, celle de ces barres hautes.
On s’arrête enfin, on est au pied des immeubles, dans une immense forêt, et ces arbres de béton se rejoignent dans le ciel, effacent le ciel.
La banlieue de la vie aussi avec ses vieux et vieilles personnes que l’on croise, les jeux pour enfants côtoient les jeux pour vieillards, qui tournent des manivelles pour muscler leur bras, pédalent tout en restant assis dans leur fauteuil roulant.
Indifférence, jamais un regard croisé, transparent et totalement intégré à cette ville comme si l’indifférence permettait à l’autre de vivre.
A Fanling, nous étions allés voir une ville fortifiée du temps des Han, il y avait là des morceaux de murailles fortifiées, des portes anciennes qui donnaient accès à des ruelles, des cours, des maisons habitées d’où ressortaient çà et là du linge qui sèche, des jouets pour enfants qui traînent, une domesticité qui dit la vie, nous ne croisions que très peu de gens, ces lieux étaient déserts, il restait les traces d’un temps révolu – où étaient passés les habitants de ces lieux ? Il y avait un mélange d’époque, des maisons modestes de ciment, enchâssées dans ces morceaux de muraille, dans ces vestiges d’un temps révolu. Il y avait un vieil homme assis au pied d’une grande porte fortifiée, j’étais devant lui et je regardais la muraille, il me regardait fixement, c’était la première fois qu’un chinois me regardait, il y avait ce vieillard devant la porte millénaire et son regard me liait, à lui, à ces siècles passés, impossible pour moi de bouger, ce vieillard assis sur les marches, cette silhouette recroquevillée comme une momie devant cette énorme porte, il était assis au seuil de quoi ? Une frontière, celle des âges, de la vie, de la mort, du temps passé, et du temps présent, et c’est Lucile qui est venue me chercher pour m’emmener plus loin.
Hong-Kong peut-être est cette ville qui mélange les temps et les lieux ainsi au musée « Heritage museum » le bien-nommé, découvrant les collections de peinture, poterie et porcelaine chinoises, du temps des anciennes dynasties, tout en écoutant la musique qui se joue, des femmes – devrais-je dire des sortes de sylphides, robes longues blanches, cheveux longs très raides noirs – chantant d’une voie suraiguë et très mélodieuse, s’accompagnant d’instruments que je ne saurais nommer, des sortes de guitares, cithares, harpes, quand ma mère là-bas, en France, de l’autre côté, en plein occident, m’appelle au téléphone, j’entends sa voix de mère, affectueuse, rassurante, et derrière la voix de mon père, ces voix qui viennent de loin, de la France mais aussi de l’enfance, cette voix de famille, de chaleur, qui me fait retrouver cet être à l’origine, que je suis, ici, aussi différente, mais semblable, dans ce lieu, avec cet autre pays, le pays de l’enfance d’où on ne revient jamais…
Les temples hindous, bouddhistes, dédiés à la mer au fin fond d’une ruelle obscure ou trônant au centre d’une place, en bois, en stuc, avec le toit orné, ce guerrier garde la porte du temple, l’encens en torsade brûle, envahit la salle de sa fumée, son parfum tourne les têtes, temple aux mille bouddhas où l’image céleste se reproduit à l’infini, sur des murs d’une dizaine de mètres, ou sur des escaliers infinis, dans des grottes surplombant la ville, ou au milieu de la circulation et du tumulte urbain, dans une rue en escalier, avec un arbre dépassant du toit, temple noir, ou colorés, parcours des fidèles, agenouillés devant les statues, sonnant le gong, déposant des offrandes de fleurs et de fruits brûlant des papiers de prière dans le four de briques noires,le temple se démultiplie en temples latéraux, des pièces plus petites, de plus en plus petites – est-ce là la vie éternelle ? – certaines contenant les photos de défunts étagées sur toute la longueur des murs, il y a toujours des offrandes, des mandarines, des pommes, des grains de riz, des bonbons, des sachets de pâte chinoise, les dieux mangent comme nous, aussi ordinairement que nous, on ne sait jamais si cela va s’arrêter, sur le côté du temple on trouvera une autre salle pour prier, un autre temple, des petites pièces qui s’ajoutent les unes aux autres, comme les petites pièces de tous nos souvenirs, à la fin de sa vie, on les visite en étranger, on a vécu tellement de choses, traversé les lieux et les époques, et tout cela sans rien retenir.
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Le dieu du Mal de Mer (dixit Lucile)
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Attention aux attaques de singes sauvages! Pas de nourriture!
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Nul ne revient sur ses pas, on entre dans la vie, dans un couloir sombre mal éclairé, et on reçoit de la lumière par intermittence, le reste du temps, tout est ombre, brouillard, on se démène avec le réel sans en comprendre le sens, cherchant l’harmonie, et le soleil final ; qui pourrait y voir clair sous cette pluie abrupte et incessante ? Qui pourrait y trouver son chemin ? Les jours après les jours, s’enchaînent et nous enchaînent, seul au monde, et pourtant si entouré de gens et de leurs règles.
Je reviens à Hong-Kong dans le dédale de la mémoire, je refais le parcours, sur les cartes, sur le plan du métro, que reste-t-il de tout cela, ce pays me hante, exerce sa fascination, si proche par sa modernité, et si différent, mais d’une différence sous-jacente, comme si sa modernité avait été construite sous des strates et des strates de passé, d’histoire, qui rejaillissait parfois au détour d’un temple, d’un magasin de plantes et de poissons séchés, d’un apothicaire de médecine chinoise où sont alignés des flacons remplis de substances inconnues, à travers ses bâtiments coloniaux, la maison du thé, le phare, l’église anglicane, les quais alignés, et leur construction de fer, quand la roue de la fête foraine tourne, tourne au pied des immeubles verticaux, quand la végétation de jungle jaillit soudain des immeubles et de tout ce désert de collines aux herbes sèches autour duquel Hong-Kong est construit.
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L’entre-frontières
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