Ce sont les amis qui lâchent les amarres, les parents qui coupent le cordon, le jour qui vient après la longue nuit, ils sont là les amis sur le quai, à attendre la délivrance, heureux de nous voir partir et tristes de ne nous voir partir, heureux et tristes comme nous, heureux de partir et tristes de quitter Tahiti, Tahiti s’échappe de nous à la nuit, comme une naissance l’heure du départ n’était pas prévue, il fait déjà nuit quand nous partons, Tahiti dessert son étreinte, dessert le nœud coulant, ouvre ses bras, nous laisse aller. Le quai éclairé sous une lumière jaune, les bras qui s’agitent, les formes qui se diluent, nous prenons le chenal puis la passe de Taapuna bordée des bouées vertes et rouges, cherchant l’axe médian, l’équilibre, avançant attentifs, de chaque côté le bruit de l’écume, la frange de vague dont le blanc éclate dans la nuit, c’est le couloir d’une naissance, les dernières bouées, nous sortons de la passe puis gagnons la pleine mer, nous partageons l’intimité de la nuit.
Tahiti est en feu, des feux dégringolent de ses montagnes, il y a la masse noire, le gros cône volcanique de l’île et toutes les lumières des maisons qui scintillent et Tahiti garde le feu, la lumière, le repère, nous fonçons dans la nuit, c’est ce que nous croyons, car soudain, de derrière la montagne, la lune surgit, énorme et implacable, implacable sa lumière, implacable sa force, implacable son empreinte, elle est comme un doigt pointé sur nous qui nous dit « tu dois y aller », je n’avais jamais ressenti une telle force,
des que nous nous sommes suffisamment éloignés de la passe, nous hissons la grand voile, déroulons le génois, et nous filons, un vent de 20 nœuds de travers, nous filons à 8 nœuds ; après une improvisation de pâtes à la bolognaise, les enfants trouvent leur place dans le carré, sous la table, sur les banquettes, ils s’endorment, je n’ai pas vraiment le cœur à dormir, et comme le réseau téléphonique passe, j’envoie des sms, je reçois des retours bienveillants « bon vent » « bon voyage »… « tu ferais mieux d’assurer la veille plutôt que d’envoyer des sms Lol »…le vent a maintenant un peu faibli, 17 noeuds grand largue, le bateau glisse, avec une telle aisance, une telle facilité, tout devient tellement facile, évident, il suffit de sentir le vent gonfler les voiles, d’entendre la coque frotter la mer, de sentir cette poussée extraordinaire du vent,
nous renaissons à la nuit, au vent, au bateau qui court dans les vagues, au long sillage. Nous n’avons plus d’identité que celle du sillage, nous n’avons qu’une identité celle du vent, qu’un cœur de nostalgie lourd des départs, un cœur frissonnant des arrivés,
nous étions tellement occupés par tous les préparatifs du départ et maintenant tout est clair, facile, le bateau qui trace dans le vent, le vent qui souffle, la mer fendue par l’étrave, dans le ciel, le sillage parallèle laissé par la lumière de la lune.
Tahiti s’efface, diminue, ses lumières ne sont plus que traces dans la nuit, je me retourne encore, et elle n’est plus là.
Le froid, la fatigue, à minuit, je m’endors tout habillée, polaire, veste de quart, pantalon et chaussures, Pierre assure le relais de la veille et à trois heures, quand il me réveille pour aller dormir, j’ai vraiment encore envie de dormir, tous les quart d’heure, je fais un tour d’horizon, nuit, vent, lune, pas de bateau à l’horizon, pas de changement dans l’allure, la trace du bateau sur l’écran s’allonge et suit la route indiquée, en fin de quart, je surveille les feux tricolores d’un bateau à l’horizon, rouge sur vert, mais il est si loin, 6 heures, le jour s’est levé, un petit jour faible et geignard et moi je vais me coucher, aucune île en vue encore, pourtant si proche sur la carte, Pierre se réveille, quand il est 9 heures, je me lève d’un coup et sors du cockpit pour voir l’île « elle est où ? » comme une évidence, elle est là, avec ses reliefs propres à elle, ni Tahiti, ni Moorea, qu’on avait l’habitude d’observer, l’ile de Huahine apparaît, toute déglinguée, toute accidentée, avec ses pics et ses montagnes, toute proche aussi, mais il nous faut encore une bonne heure pour la contourner et arriver à la passe, un quinzaine de bateaux sont déjà au mouillage, vingt , vingt cinq en fait après décompte, nous cherchons, nous tournons à plusieurs reprises pour trouver une place au mouillage, c’est finalement près de la montagne en forme de femme enceinte couchée que nous jetons l’ancre, la tête renversée, le ventre proéminent, les seins qui pointent vers le ciel, il paraît qu’elle est en train de donner la vie, et nous, nous renaissons au voyage.